Le port de Rouen, un chemin vers le monde

À l’occasion de l’ Armada de Rouen 2023 , le professeur Olivier Chaline, spécialiste d’histoire maritime à Sorbonne Université et co-directeur adjoint de l’ Institut de l’Océan , nous fait revivre les temps forts du port de la capitale normande.

Pourquoi une Armada à Rouen ?

Olivier Chaline : L’Armada est née du succès des Voiles de la liberté, un rassemblement de grands voiliers organisé en 1989 à l’occasion du bicentenaire de la Révolution. Cet évènement avait pour ambition de redynamiser les quais de Seine de la ville de Rouen et resserrer les relations distendues entre la ville et son port. Avec l’évolution de l’agglomération, la reconstruction du port après les destructions de la Seconde Guerre mondiale, et l’édification de nouveaux ponts, Rouen a progressivement tourné le dos à son port de commerce qui s’est déplacé en aval de la ville historique.

Les Voiles de la liberté furent une véritable réussite et permirent aux Rouennais de redécouvrir et réinvestir des endroits délaissés comme les docks. Cinq ans plus tard, à l’occasion de l’anniversaire du débarquement et de la fin de l’Occupation, les autorités locales décidèrent de poursuivre cette dynamique en organisant l’Armada de la liberté. L’évènement fut ensuite repris tous les quatre ou cinq ans jusqu’à cette nouvelle édition 2023 dont Sorbonne Université est partenaire.

Comment une ville comme Rouen, aussi éloignée de la mer et difficile d’accès, est-elle devenue un port maritime important ?

O. C. : Depuis la naissance de la ville à l’époque romaine, Rotamagus, on retrouve des traces d’une activité fluvio-maritime tout au long de la Seine. Rouen a une position intéressante : elle bénéficie de la remontée de la marée à l’intérieur des terres et se situe au croisement d’un axe Nord - Sud franchissant la Seine par un gué. L’empire romain en fait un entrepôt et un point de transbordement fleuve/mer de ses échanges avec la Bretagne (notre Angleterre).

Pendant des siècles, Rouen abritera le dernier pont sur la Seine depuis Paris. Edifié au XIIe siècle, ce pont de pierre était une prouesse technique, rare dans l’Europe de l’époque en raison de la largeur du fleuve. Ce pont d’une audace inégalée, resta en usage jusqu’au XVIe siècle. Si le pont permet de circuler d’une rive à l’autre, il empêche également les bateaux marchands d’envergure d’aller plus loin vers Paris. Il fait ainsi de Rouen un port maritime ouvert sur le monde en aval, et un port fluvial en lien avec un très vaste bassin parisien, en amont.   
 
À quel prix ?

O. C. : Jusqu’au XIXe siècle, la Seine reste un fleuve sauvage. Un aménagement constant du donné naturel est nécessaire pour rejoindre Rouen par les 120 km de méandres qui la séparent de la mer. Pour remonter le fleuve, il faut traverser la baie de Seine, l’estuaire avec ses bancs de sable qui bougent à chaque marée, s’accommoder de régimes de vents changeants et naviguer entre plus d’une centaine d’îles.

Par ailleurs, avec la marée montante, le flot s’engouffre dans l’estuaire et rencontre les eaux de la Seine qui descendent, provoquant régulièrement un phénomène impressionnant qui n’a disparu qu’au début des années 1960 : le mascaret. La mort de la fille de Victor Hugo, Léopoldine, naufragée avec son mari, témoigne de la dangerosité de ce phénomène. La durée de la remontée de la Seine est alors imprévisible. Seuls les pilotes experts locaux, qui connaissent bien le fleuve, sont capables d’apprivoiser cet environnement difficile.  

Quelles ont été les retombées pour la ville jusqu’au XIXe siècle ?

O. C. : Les époques les plus brillantes de l’histoire de Rouen ont le plus souvent été celles d’une intense activité fluvio-maritime sur la Seine, faisant de la ville une véritable métropole. La première époque du rayonnement de Rouen est celle de la conquête normande. Rollon devient en 911 comte de Rouen. Dès lors, la ville devient la capitale de ce qui est bientôt le duché de Normandie en lien avec la mer du Nord et la Scandinavie. Guillaume qui conquiert l’Angleterre en 1066 crée un espace politique anglo-normand dont Rouen est avec Londres un pôle majeur. La mer ne cesse d’être un trait d’union.

Après l’échec de la France anglaise dû à la mort de Jeanne d’Arc, le sort de Rouen est définitivement lié à Paris. La ville est la deuxième du royaume par sa population. Elle connaît un puissant essor à partir de la seconde moitié du XVe siècle, ce qu’on mesure à au nombre d’églises de style gothique flamboyant. Foyer artistique, la ville attire aussi de nombreux étrangers, notamment des marchands. Des rois de France, comme Henri IV, veulent en faire le port de Paris en lien avec les Pays-Bas et la péninsule ibérique, mais aussi l’Afrique et l’Amérique. Cette période dure jusqu’aux années 1630, lorsque la guerre coupe Rouen de la monarchie espagnole.

À partir du XVIIIe siècle, il devient de plus en plus difficile aux navires, dont les tirants d’eau et les tonnages ont augmenté, de remonter jusqu’à Rouen. Les plus gros bâtiments doivent s’alléger au Havre. On transfère les marchandises sur des navires plus petits, des allèges, pour remonter la Seine.

Quels efforts ont été nécessaires, au XIXe siècle, pour maintenir ce statut de port fluvio-maritime ?

O. C. : Alors que l’industrie textile prospère et que la ville de Rouen, qualifiée par Stendhal d’« Athènes du genre gothique », est mise à l’honneur par les artistes romantiques et des peintres et écrivains anglais comme Turner et Ruskin, la première moitié du XIXe siècle est pour son port un temps d’épreuves et de déclin. La fin du XVIIIe siècle voit le début de l’essor du port du Havre appuyé par des capitaux parisiens, ce qui menace la position économique de la ville. C’est dans ce contexte que la Monarchie de Juillet vote, en 1846, une loi soutenue par Victor Hugo, Lamartine et Arago, pour endiguer la Seine. Un défi essentiel pour que Rouen poursuive son destin maritime.

Durant la deuxième moitié du XIXe siècle, des travaux considérables d’endiguement sont lancés. On empierre quais et ponts. La fin du XIXe siècle voit la construction d’un immense pont transbordeur métallique, détruit en 1940, qui laisse passer les voiliers commerciaux. La capacité d’accueil se développe et a pour conséquence directe l’augmentation des échanges.

C’est une lutte permanente depuis le XIXe siècle pour que Rouen reste un port de mer et que la Seine demeure un chemin vers le monde : dragage, régularisation du cours, réduction du nombre d’îles, etc. Ce travail continuel permet aujourd’hui la navigation de navires de plus de 11 mètres de tirant d’eau (hauteur de la partie immergée du bateau).

La Première Guerre mondiale a été un tournant pour le port, n’est-ce pas ?

O. C. :Grâce aux travaux d’endiguement, le port de Rouen a su rebondir et devenir accessible. Durant la Première Guerre mondiale, il abrite la British Expeditionary Force, devenant la principale base militaire de l’armée britannique en France à proximité du front de la Somme. Un hôpital et des camps militaires anglais sont construits sur la rive gauche pour accueillir l’état-major anglais. Les bateaux britanniques vont et viennent. On se met à parler anglais, l’argent pleut et les affaires vont bon train. C’est un boom économique saisissant pour le port. On passe de 5 millions de tonnes de trafic marchand en 1914, à 10 millions en 1918. Au sortir de la guerre, Rouen est le premier port français avant Le Havre et bénéficie de cette dynamique jusqu’aux années 30.

Après une période critique où la quasi-totalité des installations portuaires est détruite par les bombardements aériens de la Seconde Guerre mondiale, la reconstruction fait de Rouen un port presque neuf et adapté aux trafics, de plus en plus éloigné du centre historique. Même s’il n’est plus le premier port français, il ne cesse de se développer et devient un acteur réel parmi les ports européens, notamment dans l’exportation de céréales.

Qu’est-ce qui amène aujourd’hui au développement de HAROPA ?

O. C. : Après la Seconde Guerre mondiale, la survie du port de Rouen ne relève pas seulement de l’endiguement de la Seine, mais aussi de l’aménagement d’une trentaine de terminaux tout au long des méandres du fleuve jusqu’à l’estuaire (Honfleur, Port-Jérôme, Radicatel, etc.). Plus que jamais, les installations portuaires se déplacent vers l’aval pour continuer d’accueillir des navires de fort tonnage. Même si Le Havre domine l’estuaire avec ses immenses installations, Rouen tient toute la vallée jusqu’à Honfleur.

Après la loi de 2008 qui institue des grands ports maritimes, se crée, en 2012, le groupement d’intérêt économique HAROPA (HAvre-ROuen-PAris) réunissant les ports maritimes du Havre, de Rouen et le port autonome de Paris. En additionnant les forces de ces trois entités dans le domaine logistique, industriel et touristique, HAROPA va leur permettre d’exister face à d’autres grands ports européens comme Anvers ou Rotterdam.

La Seine est désormais pensée comme un tout, dans une logique de complémentarité et d’unité de pensée et d’action. Aujourd’hui établissement public d’État, HAROPA veille sur les destinées de cet axe fluvio-maritime, concrétisant ainsi, près de deux siècles plus tard, la pensée de Napoléon qui voyait la Seine comme une même rue.

Découvrez le programme des conférences organisées à l’occasion de l’Armada de Rouen

Olivier Chaline

Historien de la mer

Le réel est toujours plus compliqué que l’idée que nous nous en faisons, mais il est plus passionnant à étudier.